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Version complète : Antoine dans le "Dictionnaire amoureux des sixties" de Gérard de Cortanze
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Pages 38 à 43 :

Dans Anti-yéyé. Une autre histoire des sixties, Çhristian Eudeline donne une place de choix au chanteur Antoine. Après avoir fait remarquer que, la période de révolte relative initiée par Johnny Hallyday associé aux Blousons noirs et aux contorsions du twist une fois passée, s'est installée une musique sans aspérité - Claude François, Vartan, Sheila -, aspirant à une société heureuse calquée sur la voie américaine de la consommation, voici ce qu’il écrit d'Antoine : « Ce n'est pas un révolutionnaire, simplement un jeune homme qui se pose des questions et qui refuse d'entrer dans ce moule. [... ] Les idées d'Antoine sont celles d'une grande partie de la jeunesse, qui toutefois n'ose le crier haut et fort. Le droit de porter les cheveux longs pour un souci esthétique est primordial puisque pendant des années ce sera le signe de reconnaissance des jeunes qui se veulent cool : qui écoutent les Beatles. La pilule en vente libre est tout sauf anodine, surtout à une époque où toute publicité et vente de produits contraceptifs sont passibles de poursuites (loi de 1920). Attendre le mariage pour avoir des relations sexuelles ||ie correspond simplement plus à l'époque. Enfin, le fait de ne plus vouloir obéir à ses parents et de façon sous-jacente à toute forme d'autorité est le premier signe d'une révolution qui s'annonce imminente. À l'instar d'un Bob Dylan aux États-Unis, Antoine est le premier chanteur français à donner un sens à ses textes, à comprendre que ce formidable moyen de communication peut servir à chanter autre chose que des histoires à la Barbara Cartland et qu'il est temps que les mentalités évoluent. »

       Dans la société française en pleine mutation, celui qu'on surnomme le « Bob Dylan français », voire le « premier beatnik français », amorce l'ère du post-« yéyé ». Du beatnik, en effet, il en a la tenue : veste de treillis de couleur kaki, casquette Bigeard, blue-jean délavé, grosses bottes de cuir noir, guitare en bandoulière. Du beatnik en effet, il possède les thématiques et les valeurs. Dans son premier 45 tours, intitulé La Guerre dans lequel il évoque les problèmes du moment - le Viêt Nam, l'Inde, l’URSS de Khrouchtchev -, une chanson se détache, elle parle d'un auto-stoppeur qui attend qu'une voiture passe et le mène à Stockholm. Elle a pour titre « Autoroute européenne »



Le soir tombe sur cette route
En passant vous souriez
Vous vous  amusez sans doute
De ce que je suis à pied
Cela vous semble inutile
Il doit être simple ou fou
Et vous regagnez vos villes,
Je suis très bien partout
[...]  
Toutes vos automobiles
Qui s'arrêteraient pour moi,
M'ont soudain paru futiles
Je suis très bien comme ça...



Quelques mois plus tard en 1966 sort un deuxième disque, dont le titre phare doit être « Qu’est ce qui ne tourne pas rond chez moi ». Sur la pochette, Antoine, cheveux longs, assis sur des rails, en toile de fond un wagon, guitare en main et harmonica dans la bouche. Très vite un autre morceau s’impose. Immédiatement, succès fulgurant : « Les élucubrations d’Antoine ». Mélange de surréalisme et de chant contestataire dont beaucoup pensent qu'il n'annonçait rien moins que Mai 68, ce « protest song » à la française, rythmé par un répétitif « oh, yeah ! » en début de couplet, va bien au-delà du canular propre à un élève issu d'une grande école, puisque Antoine, comme on dit, a « fait Centrale ». Le premier couplet rappelle une revendication majeure de la jeunesse s'émancipant des « yéyé », le choix d'une chevelure marquant son appartenance au mouvement hippie :

Oh, yeah !
Ma mère m'a dit : « Antoine, fais-toi couper les cheveux »
Je lui ai dit : « Ma mère, dans vingt ans si tu veux
Je ne les garde pas pour me faire remarquer
Ni parce que je trouve ça beau, mais parce que ça me plaît. »

Le dernier couplet montre bien l'engagement véritable d'Antoine. Il veut peser sur la réalité de son époque, il est à l'écoute de cette société qui revendique des besoins nouveaux, une aspiration à plus de liberté, et parmi ces souhaits l'un des plus déstabilisants de ce temps, la liberté sexuelle pour les femmes, « faire un bébé avec qui je veux, quand je veux » :

Oh, yeah !
J'ai reçu une lettre de la présidence
Me demandant : « Antoine, vous avez du bon sens.
Comment faire pour enrichir le pays ? »
« Mettez la pilule en vente dans les Monoprix. »

Mais celui qui va déclencher une guerre avec le pape des « yéyé », Johnny Hallyday, c'est le sixième couplet. Sans doute les producteurs y ont-ils vu un moyen de gagner beaucoup d'argent et pour celui qui avait connu la gloire immédiate avec « T' aimer follement » de remonter la pente - car Johnny est en perte de vitesse.

Oh, yeah ! Tout devrait changer tout le temps
Le monde serait bien plus amusant
On verrait des avions dans les couloirs du métro
Et Johnny Hallyday en cage à Médrano.

Mais pourquoi ne pas y voir déjà l'amorce d’un conflit intergénérationnel, bien que les deux hommes ont pratiquement le même âge - Johnny est né en 1943, Antoine un an plus tard ? L'un est dans le coin d'une société, l'autre dans l'acceptation. Johnny réplique dans « Cheveux longs et idées courtes »

Si monsieur Kennedy
Aujourd'hui revenait
Ou si monsieur Gandhi
Soudain ressuscitait
Ils seraient étonnés
Quand on leur apprendrait
Que pour changer le monde
Il suffit de chanter  
Da-da-da-da-dam
Da-da-da-da-dam
Et surtout, avant tout
D'avoir les cheveux longs

Ce sont deux France qui s'opposent, certe les « élucubrations d'Antoine » se vendent à des millions d’exemplaires, mais Antoine plait davantage aux lycéennes et aux lycéens parisiens qu'à la jeunesse paysanne ou ouvrière. En un mot, la France profonde est désorientée par les revendications d'un beatnik chevelu qui se moque d'Yvette Horner, qui chante, comme dans « La guerre » : « Notre monde entier s'effondre / Les spectres sortent de l'ombre », et qui lorgne du côté des Etats-Unis où règne l'amour libre et où circulent de nombreuses substances hallucinogènes. D'ailleurs, la fameuse « pilule en vente libre dans les Monoprix » devait être en réalité « du haschich », ce qui aurait fait immédiatement interdire la chanson à l'antenne ! Une anecdote est significative : lors d'un gala en Corse, Antoine et ses musiciens se font violemment agresser et doivent quitter l'île sous une forte escorte policière qui les accompagne jusqu'à l'aéroport de Bastia où les attend un avion, en bout de piste, pour empêcher tout incident !
En 1967, Antoine enregistre son sixième 45 tours. Cheveux courts, petite moustache, costume orange, fleur rouge à la boutonnière, cravate. Sur la face B, une magnifique ballade, « Juste quelques flocons qui tombent ». Sur la face A, « Je l'appelle Canelle », une chanson douce et chaloupée qui devient un succès. Les temps ont changé, Antoine s'est assagi. « Les élucubrations » ne sont plus à l’ordre du jour, ou plus nécessaires : dans moins d'un an, étudiantes et étudiants descendront dans la rue. Cheveux longs et idées longues, assis sur leur derrière, tout le long du boulevard Saint-Michel.